introduction : suite

[...] Une individualité vraiment vivante, exprimée par la sculpture sous une forme libre et belle, doit se manifester dans les formes mêmes exigées par les techniques et les matériaux. Chaque étape est longue et minutieuse, du moule en cire perdue ou en sable, du premier châssis qui est une fausse couche, du noyau qui est en sable battu, en passant par toutes les opportunités tant prévues qu’accidentelles ou inconscientes. Dans une sphère, les gestations n’ont pas de date. Très peu de dessins précèdent la réalisation. Des maquettes apparaissent en terre ou en plâtre, transposées ensuite en bronze ou en cuivre battu. L’œuvre prend forme comme des tissus cousus. Enfin, le travail devient une sculpture. La maternité est à terme. L’œuf est éclos dans son désert.

 

Jean-Pierre Ghysels n’arrête pas de se promener dans les déserts. Il prend des dunes de sable, y découpe des couleurs de lumière. Il se souvient avoir été orfèvre et prend les grains dans ses doigts les uns après les autres, garde ceux qui lui conviennent, les façonne dans les empreintes de sa main. De retour chez lui, il les dispose sous une loupe et rêve à ses déserts dans lesquels il va découvrir de nouvelles fertilités.

 

Des mirages étranges se déploient comme des voiles ou comme des rayons. Des formes s’incrustent les unes dans les autres. Formes éclatées. Formes évanescentes. Formes verticales et circulaires, compactes ou étalées. Intimistes et ouvertes. Formes à la fois denses, fluides et légères. Formes violentes, infinies, séductrices. Formes concises ou clivées. Ainsi peut être inventé un autre monde qui raconte ses origines dans toutes les étapes de sa genèse, dans ses coins secrets où le jeune orfèvre se cachait parce qu’il n’aimait pas aller à l’école, parce qu’il respirait mal, parce qu’il aimait dessiner. Ainsi est née la nécessité de trouver un nouveau langage qui résiste aux fragilités du corps, qui les exprime en leur faisant face. La forteresse commençait à se mettre en place. Quelle en était la consistance ? Il fallait la mettre dans une matière. C’était une idée ressemblant à une image qui allait tourner comme un volume ou comme un poème, ou comme un calendrier perpétuel.

 

Mais le poème ne tourne pas. Il est la figure qui va prendre possession de son espace. C’est la sculpture qui rentre dans la sphère tout à l’intérieur, poussant vers l’extérieur comme lors des premières contractions. C’est très humain parce qu’avec les mains il est aussi question de la tête et du cœur. Le contact est pris avec d’autres images qui gravitent et évoluent. C’est toujours une surprise parce qu’on ne sait pas quel enfant on va mettre au monde. La création artistique est très proche de l’accouchement, dit Jean- Pierre Ghysels. La gestation qui dure pendant des mois sans qu’il soit question de temps est un processus matériel et intellectuel. Le sculpteur est confronté à une réalité intérieure et extérieure. Chaque fois qu’il se met à travailler, l’idée de base évolue vers quelque chose d’encore indéfini car tout peut se modifier en cours de route. Le projet se réalise près du corps de l’artiste dont les dimensions sont continuellement en correspondance. 

 

Les formes sont la sculpture. Elles en sont les membres constituants. Elles y créent une circulation de liberté, une articulation des mouvements de corps, des respirations, des batte- ments, des cris et des murmures. Elles bougent. Les sculptures de Jean-Pierre Ghysels ne cassent pas la rondeur du globe terrestre. Elles sont en dialogue avec lui et y vivent leur vie. Elles s’offrent leurs plages et leurs refuges. Ce sont des ensembles qui s’entrelacent, la ren- contre d’une matière et d’un espace, des images de la terre sur ou sous laquelle nous vivons.

 

La technique, le métier de l’homme, est un apprentissage permanent qui permet de voir arriver les choses et de les placer sur orbite, de les vivre en grand. Il faut modeler, gratter, griffer.

 

Il ne s’agit pas de mots mais de lettres, celles qui ondulent et se courbent. L’alphabet a cédé aux sculptures de Jean-Pierre Ghysels. Il se blottit dans le dedans et balbutie ce qui va suivre. C’est un parcours indicible dont l’énoncé glisse imperceptiblement : l’extérieur est le monde du dehors. L’intérieur interroge et dit une fois pour toutes. Mais rien n’est explicite. Les attentes sont longues parce qu’elles racontent des histoires inscrites dans des matières, celles qui appellent la confidence. Les mots qui ferment sont rares. D’autres ont la faculté du dialogue avec les sculptures. Sans dire, ils ne peuvent y être que dans ce que les formes révèlent. Le faire de l’artiste n’exige aucune réponse. Il est sa propre genèse à partir de la terre, de l’espace, de la lumière. La terre est plus souple que la pierre, plus facile. Il s’agit d’un combat d’amour dans une approche de séduction. Les moyens pour y parvenir sont très anciens. Parmi ceux-là, depuis la Grèce antique et les autres civilisations, il y a la claie, le treillis d’osier, le tamis, la terre, le sable, le feu avec la coulée de bronze. Pour Jean-Pierre Ghysels, il fallait commencer par dessiner, travailler le plâtre. Ce sont les rudiments du métier. Le métal arrivera plus tard. Avec la pierre, il suffit d’enlever ce qu’il y a en trop car la sculpture est déjà là. L’œuvre en cuivre est faite par martèlements successifs tandis que les bronzes sont coulés.

 

La démarche de Jean-Pierre Ghysels est un trajet offert dehors et dedans, entre Bruxelles, Paris, Londres, Chicago, dans les forces des parcours, dans une constance humaine. C’est une invitation à la découverte d’autres civilisations, d’autres mondes, d’autres religions. Toutes ces cultures répondent aux origines comme la pomme à Cézanne ou l’ovoïde à Ghysels. C’est l’image de la terre, la verticale qui n’est jamais droite, le noyau qui n’est jamais plein. C’est la sensualité de la sculpture, l’œuf parfait. Le feu : souder et fondre sont la magie, le point de fusion, le bon moment de la chaleur, le regard du temps. 

[...] A truly living individuality, expressed by sculpture in a free, beautiful form, must take the exact shape required by the techniques and materials used. Each stage is long and painstaking, from the lost wax or sand mould, from the first moulding board with a false part, from the core pattern of rammed up sand, going through the whole process, exploring all opportunities, whether planned, accidental or unconscious. In a sphere, gestations have no date. Preliminary drawings are rare. Models appear in clay or plaster, and are then transposed into bronze or hammered copper. The work takes shape like pieces of cloth stitched together. Finally, labour becomes a sculpture. The pregnancy has reached its term. The egg hatches in its desert.

 

Jean-Pierre Ghysels is forever roaming the desert . He takes the sand dunes and cuts out the colours of light. He remembers he was once a goldsmith and takes the grains in his fingers one by one, keeps those he wants and shapes them in the hollow of his hand. Back home he puts them under a magnifying glass and dreams of his deserts, discovering new sources of fertility.

 

Strange mirages unfold like veils or rays of light. Nesting shapes. Exploded shapes. Evanescent forms. Vertical, circular, compact or expansive forms. Intimist and open. At once dense, flowing and lightweight. Violent, infinite, seductive forms. Concise or cloven. So another world can be invented that recounts his origins, going through all the steps in his genesis, exploring the secret places where the young goldsmith used to hide because he did not like going to school, because he had trouble breathing, because he liked to draw. So there developed a need for a new language that would resist the weaknesses of the body and express them in defiant confrontation. What did it consist of? It had to be given substance. It was an idea that resembled an image that would turn like a book or a poem or a perpetual calendar.

 

But the poem does not turn. It is the figure that takes possession of its space. It is the sculpture that goes right inside the sphere, pushing outwards as during the first contractions. It is very human because, as well as the hands, it involves the head and heart. Contact is made with other images which gravitate and evolve around it. Always a surprise, because we do not know what child we will bring into the world. Artistic creation is very close to childbirth, says Jean-Pierre Ghysels. The gestation, which lasts for months although the time is irrelevant, is a physical and intellectual process. The sculptor is faced with an inner and outer reality. Whenever he starts to work, the initial idea evolves towards something still undefined because everything can change along the way. The project is brought into being near the artist’s body, in constant correspondence with its dimensions.

 

The forms are the sculpture. They are its limbs. They create free movement, the articulation of corporal movements, breathing, heartbeats, cries and murmurs. They move. Jean-Pierre Ghysels’ sculptures do not break the roundness of the terrestrial globe. They are in dialogue with it and live within it. They have their spaces and refuges. They are interlaced ensembles, an encounter between matter and space, images of the earth on or under which we live.

 

Technique is man’s craft, an ongoing apprenticeship that enables him to see things coming and put them into orbit, to experience them on a large scale. It requires modelling, scratching, scraping.

 

It is not a matter of words but of letters, letters that undulate and curve. The alphabet has yielded to Jean-Pierre Ghysels’ sculptures. It snuggles inside them and babbles what is to come. It is an unutterable process, the statement of which shifts imperceptibly: the exterior is the outside world. The interior questions and speaks once and for all. But nothing is explicit. The waits are long because they tell the stories inscribed in the materials, stories that demand confidence. Ending words are rare. Other words are able to dialogue with the sculptures. Speechless, they can exist only in what the shapes reveal. What the artist does requires no response. It is its own genesis starting from the earth, space and light. The earth is more flexible than stone, easier. It is a love struggle in a seductive manoeuvre. The means used to reach the goal are very old. Sand-screens, lattices, sieves, earth, sand, and fire with molten bronze go back to ancient Greece and other civilisations. Jean-Pierre Ghysels had to start by drawing and working with plaster. They are the rudiments of the craft. Metal comes later. With stone, it is enough to remove the surplus because the sculpture is already there. A copper work is hammered over and over again, while bronzes are cast.

 

Jean-Pierre Ghysels’ approach is an inner and outer journey between Brussels, Paris, London, Chicago, drawing on the forces of travel blended with human constancy. It is an invitation to discover other civilisations, other worlds, other religions. All these cultures go back to the beginnings, like the apple in Cézanne’s work or the ovoid in Ghysels’. It is the image of the earth, the vertical line which is never straight, the core which is never full. It is the sensuality of the sculpture, the perfect egg. Fire, welding and melting are magic, the melting point, the right heat, the watchful eye of time.